et ouais, j'reviens vous faire chier
C'est la deuxième fois qu'elle participe à cette expérience stupide. Des gens ont pensé que les enfants dont les parents ont été un peu violents comprendraient mieux les chiens battus que ce centre avait du accueillir. Ces chiens qui ne jouent plus, comme les enfants du foyer, ces chiens qui ont peur, comme eux, ces chiens agressifs, comme eux. Et si, de la même façon que tous ces enfants qui n'ont pas toujours vécu des choses très drôles parviennent à jouer ensemble, s'ils pouvaient jouer avec des chiens avec qui plus personne n'arrive à nouer de contacts? Elle n'y croit pas trop. Mais elle joue le jeu. Elle suit le vétérinaire et franchit la barrière. Les chiens sont couchés là, sur l'herbe un peu humide. Le jeune homme leur demande d'être vigilants : les chiens n'attaquent normalement pas, mais ils ont développé un peur de l'humain qui peut les conduire à être très impulsifs, et caetera, et caetera. Tant mieux pour lui. Les enfants le laissent baratiner. On leur demande d'aller voir un chien qui leur plaît et de tenter de nouer un « petit quelque chose ».
Elle marche lentement et son regard croise celui d'un petit animal, un genre de labrador, avec des poils longs et clairs. Mais, ce n'est ni sa taille ni son pelage qui retiennent son attention. C'est son regard, noir et profond, vide, un regard qui pleure sans larmes et qui fascine, qui l'interpelle, qui l'attire comme un aimant. Elle s'arrête. À cinq mètres environ du jeune chien. Elle ne peut plus décaler son regard. Il est définitivement planté dans ces yeux sans fin. Ces yeux qui pénètrent tout au fond d'elle. Cela lui semble stupide, elle qui ne croyait pas à ces bêtises, mais quelque chose est en train de se passer. Ce regard continue d'avancer en elle. Elle sent sa profondeur lui déchirer le coeur pour faire ressurgir tout ce qu'elle croyait avoir effacé de sa mémoire. Et à l'instant même où elle commence à le haïr, c'est sa douceur qui pénètre en elle. Et tout à coup, ce sont ces yeux qui pansent ses blessures, enfouies au plus profond de ses entrailles, les blessures dont personne ne connaissait l'existence, les blessures qu'elle même semblait ignorer, les blessures qu'elle avait recouvertes d'une couche épaisse d'un bonheur artificiel, d'un tissu de mensonges d'une vie qu'elle s'était inventée de toutes pièces, pour se protéger peut être.
Elle se laisse tomber à genoux devant l'animal, les yeux toujours plantés dans son regard qui la captive. Elle ne mesure plus le temps qui passe. Le vétérinaire s'approche d'elle et lui explique, pour ce qu'elle entend vaguement, que c'est un golden retriever. Sans jamais l'avoir connu, elle a l'impression de partager tellement de choses avec lui. Elle le fixe encore, tellement fort que des larmes roulent doucement sur ses joues, des larmes qui portent tellement de choses à la fois. Des larmes pour sa fatigue, de regarder, et de vivre. Des larmes pour les blessures qu'il a réouvertes. Des larmes pour la souffrance qu'il en a tiré. Des larmes pour les blessures qu'il a soigné, un peu au moins. Des larmes pour la compassion. Des larmes pour tout ce qu'ils se disent sans ouvrir la bouche. Des larmes qui coulent sans douleur. Des larmes pour faire du bien.
Elle esquisse un mouvement pour se redresser un peu, elle a des fourmis dans les jambes.
Le chien se lève et s'approche en jappant doucement. Et, c'est sans doute le fruit de son imagination, mais ses yeux se mettent à lui sourire, comme un regard pour sécher ses pleurs. Il s'approche encore, il n'est plus qu'à quelques centimètres. Elle pourrait le toucher en tendant les bras. Elle tremble un peu. Il approche encore, il effleure ses genoux. Il se recouche, contre elle, et elle sent son corps qui la réchauffe. Elle se sent bien, même si elle a un peu peur. Elle laisse passer quelques secondes, quelques minutes, elle ne sait pas. Et puis comme ça, d'un coup, elle l'attrappe délicatement entre ses deux mains, le soulève et le pose sur ses jambes. Elle caresse ses poils si doux. Il plisse les yeux. Et son regard, jusqu'ici figé, reprend vie. Il reste dans celui du chiot, mais il n'est plus en prison. C'est un regard complice. Ils se sourient mutuellement, avec les yeux. La brise sèche ses larmes. Elle prend l'animal dans ses bras pour sentir son pelage tout contre son visage. Elle ne savait pas que c'était comme ça un calin. Ça apporte tellement de choses, tellement de bonheur, pendant quelques instants.
Il est midi, les gamins doivent retourner au foyer. L'éducateur la prend par la main pour la mettre debout, elle ne paraît pas entendre ce qu'on lui dit. Elle se lève sans détourner les yeux. Elle avance vers la sortie de l'enclos, le regard toujours fixé dans les yeux du labrador. Et cela lui fait de la peine, beaucoup de peine de devoir détacher ses yeux des siens, des yeux du chiot qui sourient. C'est peut être cela, un ami. Quelqu'un qui sait rendre heureux sans paroles, quelqu'un qui sait sourire avec les yeux.