Elle a de la chance. Elle fête son anniversaire un jour ferié. Elle va rentrer chez elle pour la journée. Il doit venir la chercher à dix heures et demie. Il n'est que huit heures. Elle est déjà prête, habillée, chaussée, avec des poèmes pour eux dans les poches. Elle réfléchit, elle se passe un film dans sa tête. Tout le monde est content de la revoir. Sa mère a fait un gâteau, comme pour ses soeurs d'habitude, ils rigolent ensemble, comme des amis, et non comme une famille. C'est beau. Bien sur, elle sait que ça ne se passera pas ainsi, mais elle est persuadée que tout va bien se passer. Elle a changé, et ses parents aussi.
Gaëtan vient la chercher. Il l'attend en bas. Elle se lève brusquement et descend si vite qu'elle trébuche et manque de tomber dans les escaliers, pour de vrai. Elle arrive au rez de chaussée, excitée comme une puce, et s'arrête net. Il n'a pas du tout l'air heureux de la revoir. C'est normal, il ne montre jamais ses émotions. Mais au fond, il est aux anges, elle le sait. Elle approche lentement.
_ « Alors? On ne dit plus bonjour? »
Elle s'excuse immédiatement. Il pousse la porte et marche à toute vitesse jusqu'à sa voiture. Tiens, elle ne savait pas qu'il en possédait une. Elle n'ose pas ouvrir la portière. Si elle l'ouvre, il la grondera, parce que personne ne l'y a autorisée, mais si elle demande, il la traitera d'imbécile. Elle opte pour la deuxième solution. Elle entre à toute vitesse pour ne pas entendre les cris. Il se calme au bout d'une dizaine de minutes. Silence. Qu'il rompt quelques instants plus tard :
_ « T'as vu ça? Une bouche de moins à nourrir, c'est de belles économies, j'ai acheté une super voiture ».
Elle se tait. Elle vient de prendre le deuxième coup de poignard de la matinée. C'est comme un grand coup dans le ventre, ceux qui bloquent la respiration d'un trait, par surprise. Elle sait qu'elle est stupide, qu'il a raison, mais tout de même, ça fait drôlement mal. Elle fait l'impasse. Après tout, il a accepté qu'elle vienne, on a du lui laisser le choix. C'est un peu normal qu'il ne l'aime plus, elle l'a quitté en le faisant accuser de maltraitance et en l'obligeant à suivre une thérapie pour pouvoir conserver la garde de ses soeurs. Elle le comprend.
Une gifle la tire de ses réflexions. Elle reconnaît la porte d'entrée de son chez elle. De la maison de son enfance, qui sent encore les doux souvenirs de l'innocence. Son père tourne la clef dans la serrure. Ce bruit aussi, elle s'en souvient. Le signal, quand elle était de l'autre côté de la porte. Elle rêve encore, mais c'est la désillusion. Personne ne l'attend pour lui sauter au cou en entendant ses pas dans l'entrée. Même sa petite pitchoune ne la reconnaît pas. Mais la gamine ne perd pas espoir, au contraire, elle esquisse un sourire attendri. C'est qu'elle est encore jeune, un an, quand on en a sept ou huit, ça fait long. Elle a du l'oublier. Sa soeur, ce monstre de cruauté et de désobéissance, elle n'allait pas s'en encombrer l'esprit. Elle est intelligente comme enfant. Elle regarde la nouvelle venue avec de grands yeux ébahis. La fillette fait de nouveau l'impasse. Ça ne fait rien. Elle ne peut pas en attendre trop. Elle a fait souffrir sa famille, il faudra du temps pour tout reconstruire, tout ce qu'elle a détruit en partant. Elle ne sait pas trop où se mettre. Mais son petit ange vient à sa rescousse. Sarah, princesse. Mais princesse, ange, c'est la même chose. Elle s'assied sur une chaise, au salon. Son père entame la discussion.
_ « Alors? Les cours? Toujours aussi nulle et paresseuse? »
Elle ne sait pas quoi répondre. Elle bafouille :
_ « Ben euh, si ça va un peu mieux, j'ai un point de plus...
_ D'accord. »
Comment interpréter son ton? C'était comme un reproche ravalé. Ça ne fait rien, elle laisse passer. La discussion continue, juste entre son père et sa petite soeur. La gamine cherche à comprendre. Ils parlent, comme des amis, des complices. C'est qu'elle doit être vraiment merveilleuse Sarah. Encore plus que dans ses souvenirs. Encore plus que l'autre Sarah, qui ne s'appelle même pas Sarah d'ailleurs, mais elle se sent comme chez elle en surnommant la fillette du foyer ainsi. Ils s'entendent tellement bien. Elle dit même des gros mots, et il ne la gronde pas. Elle a l'air tellement heureuse. Frustrée, la petite dévisage sa petite soeur attentivement. Elle scrute le moindre signe. Pas une seule marque. Pas un seul mouvement de peur, de recul lorsqu'il approche ses mains. Elle parle sans retenue, il l'écoute et lui répond. Incompréhensible. Mais qu'est ce qui s'est passé depuis qu'elle a quitté sa famille? Sarah se tourne vers elle :
_ « Et le foyer, ça se passe bien? »
Elle n'en revient pas. La petite puce vient de dire foyer, comme ça, clairement, et il n'a pas esquissé un mouvement, pas semblé bouger. Et elle s'est intéressée à elle. Elle répond du tac au tac, d'un ton enjoué, un sourire aux lèvres :
_ « Super »
Bon sang, pourquoi elle ne l'écoute jamais? Tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de sortir une connerie, il le lui répétait tout le temps. Il se lève d'un bond :
_ « Super? Mais alors qu'est ce que tu fais là pauvre conne? T'es plus chez toi ici. On t'accueille, c'est déjà généreux de notre part, mais si t'es mieux dans ton foyer, restes-y, ça nous fera des vacances. »
Mais qu'est ce qu'elle a fait? Elle a tout gâché. Elle se sent tellement stupide. Par réflexe, elle se mord la lèvre. Elle est déjà roulée en boule sur le sol, le bras au-dessus du visage.
_ « Et peureuse en plus » dit-il, avec une sorte de rire, un peu ironique, mais rempli de méchanceté. »
Elle s'en veut tellement. Il lui ordonne de se relever non sans lui avoir décoché un coup de pied. Elle ne fera plus de bêtises, elle se le promet. Il vient d'être tellement gentil en plus, il a tellement changé, et elle le provoque. Quelle imbécile ! Sa mère appelle à table. Elle écarquille les yeux et manque de laisser tomber la casserole de pates :
_ « Mais qu'est ce qu'elle fout là celle là? »
La petite ravale ses larmes. Sa grande soeur s'assied, comme les autres autour de la table. Il n'y a que quatre chaises. Ils l'ont tous oubliée, effacée de leurs vies, de leurs mémoires, de leur maison. Mais sa mère a fait des pâtes, son plat préféré. Elle fait semblant d'être surprise, mais elle savait qu'elle viendrait, sinon pourquoi en aurait-elle fait? La gamine, souriante, balaie la cuisine des yeux, les étagères, le dessus des placards. Pas une bouteille. Elle ne boit plus.
_ « Oh ! Maman, tu as cessé de boire ? »
Dit-elle en se forçant à modérer son ton, sans laisser passer trop d'émotions et en haussant son niveau de langue. Elle « s'adressàsesparentspasàsesamisrentretoiçadanslecraneunefoispourtoutes », se souvient-elle. Il lui lance un regard noir. Sa mère se lève et enlève son assiette à la petite fille qui s'apprêtait à manger. Elle a compris. Les enfants n'ont pas à poser ce genre de questions. Elle bredouille des excuses, mais c'est trop tard. Elle attend en se mordant les lèvres. Son père reste assis. On dirait qu'il veut se maîtriser. Sarah brise le silence et la pression se relâche un peu.
_ « Tu buvais de l'alcool maman?
_ Bien sur que non ma chérie, ce sont des histoires que cette idiote invente pour te faire peur et pour déshonorer sa famille. Ne t'inquiètes pas. La seule personne perturbée ici, c'est elle. »
Elle se lève. Ça c'est tout de même trop fort. Elle veut bien endosser sa part de responsabilité, mais quand même, elle peut bien avouer qu'elle a bu.
_ « Pourquoi tu dis ça? Tu buvais, je m'en rappelle très bien. Ce n'est pas un crime, mais tu ne peux pas m'apprendre à ne pas mentir si toi même tu ne dis pas la vérité! »
Elle se mord la lèvre le plus fort possible et se jette à terre, contre le mur, en boule, les bras en croix, toujours au-dessus du visage. Elle est devenue folle. Jamais elle n'aurait osé avant le foyer. Il avait raison. On a voulu l'arracher au bonheur, mais en plus on ne lui apprend même plus ce qu'il ne faut pas faire. Forcément, ils n'ont pas le droit de les punir. Tout à coup, elle en veut à la terre entière. Elle hait tout le monde, et elle se mord plus fort les lèvres.
Il approche et lui saisit les bras. Il relève ses manches et voit ses avant-bras couverts de bracelets brésiliens jusqu'au coude.
_ « Non, non, non et non. Putain mais on vous apprend rien dans ton foyer d'merde ou quoi? Combien de fois, combien de fois je t'ai répété que quand on faisait une connerie on assumait? COMBIEN? »
Elle tremble comme une feuille. Ses dents refusent de se taire et continuent de s'entrechoquer bruyamment. Il saisit le couteau à pain et scie tous les bracelets. Il lui jette l'ustensile dessus. Il attrape ce qui lui tombe sous la main. Elle sent que c'est rigide, mais les larmes l'aveuglent. Elle ne crie pas. Elle l'entend défaire sa ceinture. Elle se laisse faire, en état de choc.
Elle se réveille. Elle n'a même pas besoin d'ouvrir les yeux. Elle sent l'odeur du bois, elle sent les liens qui lui déchirent la peau des poignets. Elle est dans le placard. Elle décolle ses paupières. Une grande marque rouge sanguinolante la brûle au bras gauche. Elle se déteste.